
La liquidation du régime matrimonial suite à un divorce peut engendrer des situations complexes, notamment lorsque l’un des ex-époux possède des actions faisant l’objet d’un nantissement. Cette garantie, qui confère au créancier un droit préférentiel sur la valeur des titres, soulève de nombreuses interrogations juridiques quand elle se heurte aux opérations de partage. Entre protection des intérêts du créancier nanti et droits du conjoint non débiteur, le droit français a progressivement élaboré un cadre normatif sophistiqué. Cet équilibre précaire nécessite une analyse approfondie des mécanismes juridiques en jeu, des règles procédurales applicables et des solutions jurisprudentielles développées face à ces situations où s’entremêlent droit des sûretés et droit de la famille.
Fondements juridiques du nantissement d’actions dans le contexte matrimonial
Le nantissement d’actions constitue une sûreté mobilière sans dépossession permettant à un créancier de se faire payer sur la valeur des titres en cas de défaillance du débiteur. Dans le cadre matrimonial, cette opération prend une dimension particulière selon le régime matrimonial choisi par les époux. Sous le régime de la communauté légale, les actions acquises pendant le mariage appartiennent à la communauté, sauf exceptions prévues par la loi. En revanche, dans un régime séparatiste, chaque époux conserve la propriété exclusive de ses biens.
Le Code civil, en son article 1424, impose le consentement des deux époux pour nantir des valeurs mobilières communes. Cette disposition vise à protéger les intérêts du conjoint non débiteur face aux actes de disposition susceptibles d’affecter le patrimoine commun. Toutefois, la jurisprudence a progressivement nuancé cette exigence, notamment dans l’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 6 janvier 1976, qui reconnaît la validité du nantissement consenti par un seul époux dans le cadre de son activité professionnelle.
La loi n°2006-728 du 23 juin 2006 portant réforme des successions et libéralités a renforcé ce cadre en précisant les conditions dans lesquelles les biens communs peuvent être engagés. Parallèlement, le droit des sûretés, réformé par l’ordonnance n°2021-1192 du 15 septembre 2021, a modernisé le régime du nantissement de titres financiers, simplifiant sa constitution et renforçant son efficacité.
Pour être valablement constitué, le nantissement d’actions requiert un écrit contenant la désignation de la créance garantie et des titres nantis. L’opposabilité aux tiers nécessite une publicité dont les modalités varient selon la nature des titres :
- Pour les actions nominatives, l’inscription dans les registres de la société émettrice
- Pour les titres dématérialisés, l’inscription en compte-titres spécial
- Pour les actions au porteur, la remise au créancier ou à un tiers convenu
Dans le contexte d’une liquidation matrimoniale, la validité du nantissement peut être contestée sur le fondement de l’article 1422 du Code civil, qui sanctionne les actes frauduleux visant à léser les droits du conjoint. La Chambre commerciale de la Cour de cassation a précisé, dans un arrêt du 11 juillet 2006, que le nantissement consenti par un époux sur des actions communes, sans l’accord de son conjoint et en dehors du cadre professionnel, pouvait être annulé à la demande de ce dernier dans un délai de deux ans.
Impact de la procédure de divorce sur les actions nanties
L’ouverture d’une procédure de divorce déclenche une série de mécanismes juridiques affectant directement le statut des actions nanties. Dès l’assignation en divorce, les mesures conservatoires prévues par l’article 255 du Code civil peuvent être ordonnées par le juge aux affaires familiales pour préserver les intérêts des époux. Ces mesures peuvent inclure l’interdiction de disposer des actions sans l’autorisation préalable du tribunal, limitant ainsi les pouvoirs du propriétaire des titres nantis.
La date de dissolution du régime matrimonial revêt une importance capitale pour déterminer le sort des nantissements. Traditionnellement fixée au jour de la transcription du jugement de divorce, cette date a été modifiée par la loi n°2004-439 du 26 mai 2004 qui permet désormais, dans certains cas, de remonter aux effets du divorce à la date de l’ordonnance de non-conciliation. Cette rétroactivité peut affecter la validité d’un nantissement consenti entre l’ordonnance et le jugement définitif.
Pendant la phase de liquidation-partage, l’indivision post-communautaire soumet les actions à un régime particulier. L’article 815-3 du Code civil exige l’unanimité des indivisaires pour tout acte de disposition, y compris le nantissement. La Cour de cassation a confirmé cette règle dans un arrêt du 19 septembre 2007, en annulant un nantissement consenti par un ex-époux sur des titres indivis sans l’accord de son ancien conjoint.
Trois situations typiques peuvent se présenter concernant les actions nanties :
- Le nantissement a été constitué avant le mariage sur des actions propres
- Le nantissement a été constitué pendant le mariage avec l’accord des deux époux
- Le nantissement a été constitué par un seul époux sans l’accord de l’autre
Dans le premier cas, la procédure de divorce n’affecte pas la validité du nantissement qui continue de produire ses effets. Dans le deuxième cas, le nantissement reste valable, mais les opérations de partage devront tenir compte de cette charge. Le troisième cas est le plus problématique : selon l’article 1427 du Code civil, le conjoint non consentant peut demander l’annulation du nantissement dans un délai de deux ans à compter de la date à laquelle il en a eu connaissance.
La jurisprudence de la première chambre civile de la Cour de cassation, notamment dans un arrêt du 12 juin 2013, a précisé que le délai de deux ans ne commence à courir qu’à partir de la connaissance effective de l’acte par le conjoint, et non de sa publication. Cette solution protège les intérêts du conjoint qui pourrait découvrir l’existence du nantissement lors des opérations de liquidation, parfois plusieurs années après sa constitution.
Droits du créancier nanti face à la liquidation du régime matrimonial
Le créancier nanti bénéficie d’un statut privilégié qui lui confère des prérogatives spécifiques lors de la liquidation du régime matrimonial de son débiteur. Ce statut découle directement de l’article 2355 du Code civil qui définit le nantissement comme « l’affectation, en garantie d’une obligation, d’un bien meuble incorporel ». Cette garantie se traduit par un droit de préférence et, dans certains cas, par un droit de rétention.
Le droit de préférence permet au créancier nanti d’être payé sur le prix de vente des actions avant les créanciers chirographaires. Cette prérogative reste intacte durant toute la procédure de liquidation, comme l’a confirmé la Cour de cassation dans un arrêt du 24 mars 2015. Toutefois, ce droit s’exerce uniquement sur la quote-part des actions attribuées à l’ex-époux débiteur après partage, si ces actions faisaient partie de la communauté.
Le droit de suite autorise le créancier à poursuivre les actions nanties entre les mains du conjoint attributaire, si ces dernières lui sont attribuées lors du partage. Ce mécanisme protecteur a été consacré par un arrêt de la chambre commerciale du 13 avril 2010, qui a jugé que « le créancier nanti conserve son droit de préférence sur les biens nantis, quand bien même ces biens seraient attribués au conjoint du débiteur lors du partage de la communauté ».
Protection contre les actes frauduleux
Le créancier nanti dispose de plusieurs mécanismes pour se prémunir contre les manœuvres dilatoires ou frauduleuses des époux durant la liquidation :
- L’action paulienne (article 1341-2 du Code civil) permettant d’attaquer les actes faits en fraude de ses droits
- L’intervention volontaire dans la procédure de liquidation-partage (article 328 du Code de procédure civile)
- La tierce opposition contre le jugement d’homologation du partage (article 583 du Code de procédure civile)
La jurisprudence reconnaît largement ces droits procéduraux au créancier nanti. Dans un arrêt du 28 novembre 2006, la première chambre civile a admis l’intervention d’un créancier nanti dans une procédure de liquidation, considérant que ses droits pouvaient être affectés par le résultat des opérations.
Face à l’attribution préférentielle des actions à l’ex-conjoint non débiteur, le créancier nanti peut se trouver dans une position délicate. Ce mécanisme, prévu par l’article 831 du Code civil, permet à un époux de se voir attribuer certains biens de la communauté moyennant une soulte. La Cour de cassation a apporté une solution équilibrée dans un arrêt du 7 décembre 2011, en jugeant que l’attribution préférentielle ne fait pas obstacle aux droits du créancier nanti, qui peut saisir les actions entre les mains de l’attributaire ou exercer son droit de préférence sur la soulte versée au débiteur.
Les dividendes générés par les actions nanties pendant la procédure de liquidation font l’objet d’un régime particulier. Selon l’article 2365 du Code civil, le nantissement s’étend aux fruits produits par le bien nanti, sauf convention contraire. Ainsi, le créancier peut prétendre aux dividendes distribués pendant la phase de liquidation, comme l’a confirmé un arrêt de la chambre commerciale du 3 octobre 2018.
Stratégies de protection pour le conjoint non débiteur
Le conjoint non débiteur dispose de plusieurs leviers juridiques pour protéger ses intérêts face au nantissement consenti par son ex-époux. Sa position varie considérablement selon que le nantissement a été constitué avec ou sans son consentement, et selon le régime matrimonial applicable.
L’action en nullité constitue le premier rempart contre un nantissement irrégulier. Fondée sur l’article 1427 du Code civil, cette action permet au conjoint d’obtenir l’annulation du nantissement consenti sans son accord sur des actions communes. Le délai de prescription de deux ans ne court qu’à partir de la connaissance effective de l’acte par le conjoint, ce qui offre une protection étendue, comme l’a rappelé la Cour de cassation dans un arrêt du 3 juillet 2019.
Lorsque le nantissement est valablement constitué, le conjoint peut néanmoins recourir à diverses stratégies lors des opérations de partage :
- Demander l’attribution préférentielle des actions non nanties
- Proposer une répartition équitable des biens nantis et non nantis entre les époux
- Solliciter la compensation des créances entre époux avant le partage définitif
L’attribution préférentielle comme bouclier
L’attribution préférentielle peut servir de bouclier efficace pour le conjoint non débiteur. Prévue aux articles 831 et suivants du Code civil, cette faculté permet au conjoint de demander l’attribution de certains biens moyennant le versement d’une soulte. La jurisprudence a confirmé que l’attribution préférentielle pouvait porter sur des actions nanties, sans que le créancier puisse s’y opposer (Cass. 1re civ., 16 mai 2013).
Toutefois, cette protection n’est pas absolue. Le droit de suite du créancier nanti lui permet de saisir les actions entre les mains de l’attributaire. Pour neutraliser ce risque, le conjoint attributaire peut négocier avec le notaire liquidateur une répartition stratégique des actifs, en privilégiant l’attribution d’autres biens de valeur équivalente, libres de tout nantissement.
La revendication de la qualité de propre des actions constitue une autre stratégie défensive. Si les actions ont été acquises avant le mariage ou par succession/donation, le conjoint peut contester leur caractère commun et donc la validité du nantissement consenti par son ex-époux. Cette démarche nécessite des preuves solides, notamment des documents bancaires attestant l’origine des fonds utilisés pour l’acquisition des titres.
En cas de nantissement frauduleux consenti à l’approche du divorce, le conjoint peut invoquer la théorie de la fraude. La Cour de cassation a reconnu, dans un arrêt du 17 janvier 2018, qu’un nantissement consenti par un époux dans le but de soustraire des actifs au partage pouvait être annulé sur le fondement de la fraude, sans être soumis au délai de deux ans de l’article 1427 du Code civil.
Enfin, le principe de responsabilité offre une ultime protection au conjoint lésé. Si le nantissement a causé un préjudice au conjoint non débiteur, ce dernier peut engager une action en responsabilité civile contre son ex-époux sur le fondement de l’article 1240 du Code civil. Cette action est distincte de l’action en nullité et permet d’obtenir des dommages-intérêts, comme l’a admis la première chambre civile dans un arrêt du 9 février 2022.
Solutions pratiques et perspectives d’évolution du cadre juridique
Face à la complexité des situations impliquant des actions nanties lors d’une liquidation matrimoniale, plusieurs solutions pratiques ont émergé pour concilier les intérêts divergents des parties prenantes. Ces approches, développées par la pratique notariale et validées par la jurisprudence, offrent des pistes concrètes pour résoudre les conflits potentiels.
La convention tripartite constitue l’une des solutions les plus efficaces. Ce dispositif contractuel associe l’ex-époux débiteur, le conjoint non débiteur et le créancier nanti dans un accord définissant précisément les droits de chacun sur les actions nanties. Cette convention peut prévoir :
- Une mainlevée partielle du nantissement sur certaines actions
- Un échéancier de remboursement adapté à la situation financière post-divorce
- Des garanties alternatives offertes au créancier en remplacement du nantissement initial
La Cour de cassation a validé ce type d’accord dans un arrêt du 5 mars 2020, reconnaissant sa force obligatoire entre les parties sous réserve du respect des conditions de formation du contrat.
La substitution de garantie représente une autre approche pragmatique. L’article 2348 du Code civil permet au débiteur de remplacer le bien nanti par un autre bien de valeur équivalente avec l’accord du créancier. Dans le contexte d’une liquidation, cette faculté peut être mobilisée pour libérer les actions nanties en offrant d’autres sûretés au créancier, comme un nantissement sur d’autres titres ou une hypothèque sur un bien immobilier attribué à l’ex-époux débiteur.
Innovations jurisprudentielles et légales
La jurisprudence récente témoigne d’une évolution favorable à la protection des intérêts du conjoint non débiteur. Dans un arrêt du 11 septembre 2019, la première chambre civile a jugé que le notaire liquidateur avait l’obligation d’informer le conjoint non débiteur de l’existence d’un nantissement sur les actions comprises dans la communauté. Ce devoir d’information renforce considérablement la position du conjoint qui pourrait ignorer l’existence de la sûreté.
Sur le plan législatif, la réforme du droit des sûretés opérée par l’ordonnance du 15 septembre 2021 a modernisé le régime du nantissement sans modifier substantiellement l’équilibre entre les droits du créancier et ceux du conjoint. Toutefois, cette réforme a clarifié les conditions de réalisation du nantissement, en prévoyant expressément la possibilité pour le créancier de faire procéder à la vente des titres nantis huit jours après une mise en demeure restée infructueuse.
Les modes alternatifs de règlement des conflits gagnent en importance dans ce domaine. La médiation familiale, encouragée par l’article 255 du Code civil, permet d’aboutir à des solutions négociées prenant en compte les intérêts de toutes les parties. De même, le recours à l’arbitrage se développe pour les liquidations complexes impliquant des enjeux financiers importants, offrant confidentialité et expertise technique aux parties.
À l’avenir, plusieurs pistes d’évolution du cadre juridique pourraient être envisagées :
- L’instauration d’un registre centralisé des nantissements d’actions pour améliorer l’information des conjoints
- L’extension du droit d’opposition du conjoint non débiteur au-delà du délai actuel de deux ans
- La création d’une procédure spécifique d’homologation des nantissements consentis par des époux mariés sous un régime communautaire
Ces évolutions potentielles s’inscrivent dans une tendance plus large de renforcement de la transparence financière entre époux et de protection du patrimoine familial contre les actes unilatéraux susceptibles de compromettre les droits du conjoint.
En attendant ces réformes, la doctrine recommande aux praticiens d’adopter une approche préventive, en conseillant aux époux entrepreneurs d’opter pour des régimes matrimoniaux adaptés à leurs activités professionnelles, comme la séparation de biens avec société d’acquêts, qui limite les risques de contestation des nantissements tout en préservant une communauté réduite.